(…) Pourquoi, ici, cette tête de buffle apprêtée d’un habit de lumières aux plumes magenta, aux fleurs roses et pompons dorés nous évoque-t-elle des notions relatives au sacré, au rite et au divin ? Sans cet accoutrement, nous ne verrions pourtant que le trophée d’un chasseur… Pourquoi, encore, nous avons l’impression que cet animal n’est pas ridiculement déguisé mais plutôt glorifié ? (…) Autrement dit, à quel moment la portée esthétique d’un objet prend un tournant qui le charge d’un aura extraordinaire ?
Difficile de répondre à cette question théorique, embrassant la philosophie, la religion, l’anthropologie, l’histoire de l’art, celle des idées, des cultures, ou bien d’autres sciences, humaines et sociales. Néanmoins, le psychiatre suisse Carl Jung, qui questionnait notamment les images de Dieu et non Dieu en soi, expliquait dans un entretien en 1960 :
« Je sais que je suis manifestement confronté avec un facteur inconnu en lui-même, que j’appelle « Dieu » (…) C’est un nom qui convient à toutes les émotions qui me dépassent dans mon propre système psychique » . Ce « Dieu », volontairement mis entre guillemets, définit l’existence d’un « tout autre », que le moi ressent comme plus grand que lui, et qui, pour Carl Jung, ne peut être compris psychologiquement qu’en tant qu’imago Dei, c’est-à-dire appréhendable en tant qu’image de « Dieu » (…) Cette image ne peut se produire qu’en faisant l’expérience du sacré, comme le font les mystiques, les expérimentateurs solitaires ou certains artistes, tous en quête d’une révélation.
A la vue des sculptures de Benoit Huot, cet »autre » se voit. Et c’est parce qu’il se voit qu’il nous permet de ressentir ce qui nous dépasse, ce que nous pourrions qualifier de « manifestation » du sacré. A la différence d’images pieuses illustrant un dogme, les êtres polymorphes de Benoit Huot sont la somme d’expériences, et incarnent ce moment où l’artiste a métamorphosé le profane en sacré, où la révélation s’est opérée. Si, ainsi apparentes, ces imago Dei peuvent évoquer des éléments culturellement chargés de signification, Benoit Huot n’est surtout pas un blasphémateur. Plus qu’une référence inconsciente faite à la beauté du multiculturalisme, Benoit Huot rend compte, ici, d’une expérience fantasmagorique aussi intime qu’universelle, celle de la forme que peut prendre l’ « autre » que moi.

Plus encore que des vanités rappelant la condition de mortel, les oeuvres de Benoit Huot sont des conjurations. Conjurations à la « charogne » baudelairienne (Les Fleurs du Mal). La mort est passée, mais le « ventre plein d’exhalaisons » est rempli de perles ou de rubans, et la « vermine » ne l’a pas « mangé de baisers ». C’est le refus de la putréfaction autant que l’acceptation de la mort.
La taxidermie fige le temps, fixe le corps. Elle coagule le passage d’un état à un autre. (…)
Mais si il y a réification de l’être vivant, ce passionné d’arts premiers et religieux veut en faire des « objets actifs ».
Objets de corps exsangues, inanimés mais puissants, magnifiés. Momies, crânes surmodelés, têtes réduites. On ne peut que penser aux rituels chamaniques face à ce bestiaire aux racines multiples, de l’Egypte à l’Amazonie en passant par la Papouasie. On vit un Dia de los Muertos sylvestre, empreint de cette morbidité joyeuse qui transforme les crânes en sucreries. Il s’agit peut-être d’accompagner le passage vers l’au-delà, de commémorer la vie, ou de s’abreuver de l’énergie du défunt.
Cette multiplicité de sources est une luxuriance et une réactivation des mémoires anciennes et communes.
Une hybridité mystique d’ »objets actifs » qui sont autant de relais entre les esprits et les mondes.
(…) Les animaux disparaissent, de temps à autre, des oeuvres de Benoit Huot. Ils sont avalés, recouverts, métamorphosés, et deviennent une matière première parfois secrètement cachée, à l’image des « paquets funéraires ».
Des crânes et des mannequins de vitrine se joignent aux bêtes. Dans ces assemblages de corps revitalisés, plus d’homme ou d’animal, plus de charogne ou de cadavre. Que de la matière, noble et enveloppante, consolante et inquiétante, en transition : vivante !

(…) Le métissage engendre, selon le lexique de Georges Bataille, une abondance, un excès, une luxuriance, une prolifération, un rayonnement, qui portent vers une transcendance et une sublimation des corps. Par le soin et l’hybridation des références, Benoit Huot cultive une dimension mystique. Il fabrique ses propres totems ou ossuaires en cachant les corps de petits animaux (…) au creux de sacs agrémentés de crânes, de tissus, de fourrures, de plumes ou de masques. (…) A partir des corps de ces animaux sacrifiés, Benoit Huot déploie une mythologie personnelle formée de chimères, d’êtres hybrides, de fétiches anthropomorphiques qui seraient issus d’une société secrète et ancestrale. Les oeuvres, envisagées comme des « pièges à conscience », sont fondées sur un rapport dichotomique naviguant entre la vie et la mort, la beauté et la répulsion, la fascination et la monstruosité. Avec une énergie à la fois poétique et spirituelle, les oeuvres activent des sentiments extrêmes pour tenter de déjouer ou de détourner une peur collective et partagée, celle de l’existence éphémère et insaisissable.

Ce sont des animaux empaillés posés sur un socle, le tout recouvert d’une multitude de choses clinquantes : passementerie, tissus orientaux, crucifix en plastique, Sacré-Coeur, bouts de ficelle, fleurs artificielles, jouets, etc… Benoit Huot et sa femme, Marie, fabriquent ça dans leur petite maison perdue dans la forêt franc-comtoise. Malgré le trop-plein d’objets, les oeuvres évitent l’écueil du kitch. Peut-être parce qu’elles regardent du côté des fétiches primitifs, de la magie et de l’art brut : elles ressemblent à de gigantesques grisgris. Mais il y a autre chose. Les couleurs, les tissus et leurs motifs mêlés rappellent les recherches décoratives de Delacroix et plus tard de Matisse. Du fouillis qui composent les oeuvres de Benoit Huot naît une élégance ambiguë, à la fois sauvage et raffinée.

« Benoit Huot, un artiste pas connu du tout, juste… Il faut aller voir ça, c’est saisissant, un endroit aussi intense qu’une catacombe napolitaine… »

(…) Benoit Huot propose des animaux naturalisés habillés de velours, de rubans, de colliers, de porcelaine marine, qui forment véritablement un étrange monde entre les contes de fées et un cortège funéraire nous accompagnant dans une traversée des ténèbres. On s’étonne que cet artiste n’ait pas été invité, par exemple, à Lille, dans le cadre des expositions autour du thème du fantastique, et on souhaite vivement en tout cas qu’il sorte de sa quasi-clandestinité.