Benoit Huot avec « La Nuit du Paon » nous propose une œuvre totale et radicale, épurée de toute concession esthétique ou conceptuelle.

Ce travail, réalisé par l’artiste spécialement en vue d’être présenté par la galerie C en exclusivité lors de l’édition d’Art Paris 2019, est conçu sous la forme d’une déambulation physique et psychique, véritable communion et stimulation des sens.

La transformation et la réparation sont des constantes dans l’oeuvre de l’artiste, son paon se voyant confier l’ouverture d’un passage de l’errance à la résurrection, devenant ainsi un témoin privilégié de notre expérience. Il en résulte une réconciliation des corps et des esprits, un rapprochement des éléments fondateurs de l’universel, une prise de conscience de la substance de notre environnement et de nos mondes intérieurs.

L’installation de Benoit Huot se détache ainsi de la narration, pour s’approcher de l’essence même du vivant, atteindre une forme de sacré, et trouver le silence propice à une communion totale. La sensation d’être en présence d’une sphère réparatrice est sublimée par une scénographie complexe et foisonnante, véritable miroir des préoccupations plastiques de l’artiste, pour lequel l’idée de basculement, de remise en perspective, peut s’opérer dans un milieu non-hostile.

Implacables métaphores de notre condition, ces totems sont autant de portraits, furieux jaillissements de l’acte créatif au service d’une immersion en eau profonde, d’où l’on ne ressortira pas indemne. Les territoires de notre subconscient s’en retrouvent stimulés, véritablement amplifiés par une expérience saisissante, proche d’un rite chamanique. Pour autant, l’artiste est bienveillant, et il nous guide dans son jardin, nous invitant généreusement à manger la pomme en compagnie d’une momie rouge qui nous suggère : « souviens-toi que tu es vivant ».

Benoit Huot nous invite à un voyage dans les lisières, avec une installation démesurée, constituée d’une forêt de totems, près de trente sculptures, parmi lesquelles nous sommes invités à pénétrer et à cheminer afin de vivre une expérience immersive. Ces oeuvres, érigées à tambour battant – réalisées à partir d’animaux taxidermisés, mais aussi recouvertes de tissus, passementeries ou breloques – font notamment penser à des poupées Kachinas grandeur nature incarnant des esprits, convoquant des forces, prêtes à danser pour quelques rites. Toutes contiennent des secrets, tels des reliquaires africains, gardiens des âmes, gardant précieusement en leurs corps des éléments organiques : des os, des poils, des dents, des têtes, qui sont tout autant de vecteurs d’énergie que de protection.

S’il nous faut traverser cette forêt, c’est pour rejoindre un lieu et un temps précis que Benoit Huot appelle sa « Nuit du Paon ». En effet, le paon, cet oiseau majestueux au plumage chatoyant, est symbole de résurrection. Le paon est une sorte de passeur, acteur principal d’une nuit vécue par l’artiste il y a plus de vingt-cinq ans, dont il peut rendre compte aujourd’hui. Le paon, en ouvrant une certaine porte entre les règnes, a permis une vision, celle de la mort, mais aussi son évitement, plaçant l’oeuvre sur une ligne de crête, dans ce territoire de l’ambiguïté extrême, où les ancêtres parlent aux vivants. Cette nuit-là est incarnée par une momie de feu, d’un rouge vif, édifiée à l’échelle du corps de l’artiste : parler de momie n’est pas un vain mot, tant sa peau est tannée, habitée par le temps, depuis l’offrande sacrificielle à certaines divinités que nous pouvons imaginer. Cette présence semble en lévitation, tout en phosphorescence, et nous appelle à la destruction comme à la renaissance.

Sans doute faut-il avoir frôlé la mort pour devenir artiste. Sans doute est-ce une question de vision, et de mise en condition d’un certain corps, rendu capable de voir, à ses risques et périls, ce que jamais des yeux n’ont vu.

(…) Je note le regard féminin de la biche, le museau humide. Elle ne peut sourire. Son regard est si doux qu’il en devient presque humain. Cette humanité chez l’animal peut être cause d’un certain malaise : d’une référence à l’autre, l’humain emprunte à la biche, et réciproquement, la biche devient humaine. D’où ce besoin de tendresse, un baiser sur le museau, ou la caresse d’un doigt, comme nous le faisons, nous autres, avec les animaux que nous aimons. Cette ambivalence du genre humain/animal interroge, provoque un certain déséquilibre, source d’hésitation du regard. Mais c’est aussi ce qui séduit et rassure.

(…) Ces biches, de nature fragile, vulnérable, traditionnellement entendues comme victimes, s’exposent maintenant au rythme de leur élégance souveraine. Elles composent une foule princière à la cour de Laurent de Médicis, entourées d’animaux, dans le long défilé des rois mages du Palais Medici-Riccardi, via Cavour, peint à la fresque par Benezzo Gozzoli, dans ce défilé que perpétue le cycle de la nature, de rois porteurs d’offrandes.
Ainsi les courtisanes de Benoit Huot rejoignent le cortège.
Biches, chasseresses et non chassées, c’est de caresse qu’il s’agit, à toucher le flanc de l’animal, puis à frôler son museau, quand la féminité impose sa présence, se glisse dans la conversation.

(…) Cet alphabet propre à Benoit Huot, une grammaire du textile, des perles et de la passementerie, un système personnel dont nous ignorons les codes. Nous portons ce faisant ce lourd fardeau du sens inaccompli. Les mots inachevés de notre existence, la perte de mémoire.

(…) Benoit Huot ne décrit pas la nature. Encore moins. Il est la nature. C’est un don particulier accordé par les animaux à qui leur ressemble. C’est pourquoi les statues/gazelles sont de taille humaine. Elles nous font part de leur silence, dressent un constat. Les habiller au même titre que je vêtirais un être humain, c’est les considérer. Ce n’est pas, non plus, réduire l’être humain à sa dimension animale.

(…) Benoit Huot dispose point par point les bornes esthétiques d’un territoire sans frontières. Nous y sommes à tour de rôle le monde dans son infinie représentation, légataires par la langue et par la couleur d’une composition universelle. Nous sommes porteurs du grand chaos, longeons le cratère d’où s’aperçoit le corps à corps des Géants et des Titans. Nous voici alors au point de voler le feu, de l’emporter loin de l’Olympe.

Benoit Huot, avec une oeuvre puissante, ouvre (…) notre questionnement en nous plongeant au plus profond de nous-mêmes. Ce voyage en une zone inconnue mais terriblement présente serait-elle celle d’un au-delà ou un en-deçà de notre conscience ? Par sa technique même de recouvrement de ces êtres, il soulève paradoxalement une à une des couches d’ombres dont nous avions peine à dégager une quelconque signification mais dont l’écho travaille intimement nos esprits. Nous sommes ainsi conduits malgré nous, par une chaîne d’associations successives d’images et de matières, en un territoire où nous retrouvons ce que nous avions en nous-mêmes refoulé d’émotions contenues, de peurs inexplicables, de pensées monstrueuses, de désirs inavoués, de sentiments pervers.
Ici radicalement seuls face à nous-mêmes, nous entrons à l’horizon de notre propre vie dans le creuset d’un temps immémorial, ancestral, primitif…

Par des chemins de traverse, Benoit Huot s’est ouvert une voie originale vers des territoires qui n’appartiennent qu’à lui. On cherchera en vain à le faire entrer dans une de ces cases qui offrent le confort intellectuel d’analyses bien rodées, car s’il fallait dire où il se situe dans le paysage artistique, la seule réponse satisfaisante serait « ailleurs », terme qui, à ce jour, échappe encore à la cartographie. A moins qu’on ne s’autorise un néologisme à la manière de « l’outrenoir » de Soulages, et qu’on ne le situe « outrepart », ce qui lui irait assez bien aussi. Cet « ailleurs » qui est celui de son regard rêveur, c’est aussi ce monde invisible de l’au-delà dont il a reçu l’intuition forte dès l’enfance, au point de constituer le sujet principal d’une oeuvre en dehors des cadres. (…) C’est ainsi que son intuition peut rendre manifeste aux yeux de tous l’union spirituelle de l’homme et du cosmos, le lien entre ce monde et l’au-delà, la continuité du Tout, lisible dans sa plus infime et intime partie.

(…) Pas plus qu’il ne permet de résoudre le mystère de la vie et de la mort, l’intellect n’est ici d’aucun secours, car personne ne peut vraiment décrypter les strates de cette présence animale diffuse, mais elles animent la surface d’un subtil vibrato qui met en branle le jeu des émotions, un peu comme les superpositions de glacis dans les peintures de Rothko.
L’oeuvre échappe à l’analyse, car même si on connaissait le détail de l’assemblage, l’addition des parties ne permettrait pas d’appréhender le tout. Elle appelle un autre regard, celui qu’avait Baudelaire, lorsqu’en face d’une toile il préférait la plongée contemplative au balayage analytique de la surface, et percevait ainsi « d’invisibles racines enfoncées dans un espace du dedans, dans la vie intérieure d’un homme ».

En décalage avec son époque, Benoit Huot s’inspire des rites funéraires des civilisations archaïques. C’est pourquoi les arts premiers de tous les continents, de l’Amérique précolombienne à l’Asie, sans oublier l’Afrique et l’Océanie, imprègnent son esthétique et constituent pour son oeuvre une source de nourriture essentielle.(…) C’est par le même processus organique d’assimilation et de recréation que mûrit son travail artistique, et que les mythes anciens fécondent son imaginaire, dans une relation en miroir avec le perpétuel cycle de la vie et de la mort.

(…) Ainsi, l’art singulier de Benoit Huot témoigne avec éclat de l’héritage spirituel des peuples du monde, tout en affirmant la démarche syncrétique d’un mysticisme profane, libre de toute attache sectaire. Sans opposer les cultures, son oeuvre protéiforme s’enrichit de leurs différences, elle les fait dialoguer librement dans la polyphonie d’un grand opéra baroque qui s’écoute avec le coeur. C’est sans doute cette liberté qui lui permet de parler à chacun d’une langue poétique universelle, à l’alphabet retentissant de couleurs et de formes. Cette langue subliminale, régie par la seule grammaire des émotions, c’est la langue de la danse chamanique, la langue silencieuse du sensible, la seule capable de transmettre les intuitions ineffables qui émanent de cette Nature dont l’animal incarne la dimension mystique.

L’oeuvre de Benoit Huot évoque tout à la fois les féeries de l’enfance et les rituels les plus flamboyants de l’Asie ou de l’Amérique du Sud. Ces curieux animaux réalisent la synthèse monstrueuse de la taxidermie et de l’art du carnaval : des perles et des tissus chamarrés avec les sobres prunelles des bêtes figées pour l’éternité.

Dans son fabuleux bestiaire, l’Egypte rencontrerait le Morvan et la Suisse les terres Dogon, comme si dans une réflexion que n’aurait pas désavouée Mircea Eliade, un syncrétisme de toutes nos croyances, même les plus secrètes, se développait, souvent à leur insu. Sorte d’unité anthropologique qui justifierait toutes les audaces formelles de ce magique assembleur.

Car c’est bien de greffes qu’il s’agit ici, et si Descartes, dans sa conception de l’imaginaire, définit celui-ci comme une faculté d’assemblage incongru d’éléments qui, pris un par un, ont tous leur place dans le réel, à n’en point douter Benoit Huot a retenu la leçon, même si il la pousse encore plus loin.

Plus loin, car il indique aussi, en un horizon qui doit plus à Castaneda qu’à l’auteur des Méditations métaphysiques, que ces objets sont « chargés », comme le sont les masques « dansés », ceux qui ont en eux un peu de cette puissance de vie qui se manifeste dans l’univers et qu’ils sont censés incarner.

Mêlant foi populaire et pensée magique, cet artiste nous présente des travaux qui, dans tous les sens du terme, invitent au tête à tête. Il faut apprendre à les voir et non les regarder, à savoir saisir ce qu’il y a en eux de puissance à l’oeuvre.

On ne peut lire les travaux de Benoit Huot comme des plaisanteries colorées, pas plus qu’on ne peut résumer les aurochs de Lascaux à des ancêtres du papier peint.

Les statues de terre évoluent parmi les statues humaines, immobiles comme des statues de pierre. Dans l’espace, ces titans argileux anthropomorphes, aux pattes de mammifères ongulés fabuleux, sont dressés et hérissés de férules païennes, d’amulettes et de figures totémiques. Leur présence primordiale fertilise l’espace. Leur aura brouille les repères, les distinctions de domaine. Leur syncrétisme brutalise les cloisonnements et les sectarismes.
Ces hérauts chimériques sont ébouriffés de croyances statufiées, arrachées à leurs particularismes historiques. Ces cerbères transfigurés sont parés d’étoles et d’orfrois, cinglés de cordons rouges et noirs, couverts de grappes de pendants et de breloques talismaniques, historiés de rubans flottants, comme les wish trees s’élevant au-dessus des pierres levées vieilles de quatre mille ans dans le sud de la primitive Angleterre. Des roues palladium voisinent avec des poupées de chiffon tout à la fois amérindiennes, africaines, océaniennes. Des têtes de crâne chevauchent les airs, les yeux rouges à tue-tête, prodigues en flux de cheveux noirs épais. Ce sont des hydres à tête de phacochères, gardiennes des temps ancestraux entièrement préservés par la faculté humaine de représentation qui toujours cherche à représenter l’irreprésentable : la mort.
Benoit Huot s’inspire des imageries rituelles célébrant la mort comme passage, double processus paradoxal de spiritualisation de la matière et de matérialisation d’un esprit insaisissable, ne pouvant figurer sa trace, son souffle, que par la matière. Les images correspondantes sont profuses, carnavalesques, bachiques. Avec le travail du sculpteur, elles se sont soulevées et boursouflées. Une vision de forces telluriques les anime, les rend féroces et innocentes, comme les animaux qui sont les émanations de la puissance de la Terre, et qui peuplent les représentations cosmogoniques de l’homme, fragile et calcifié, porté à bout de bras par la nature souveraine.

La mort ici s’expose dans le passage des tissus mous à la consistance et à la couleur minérale de la terre et dans l’évocation des rites rendant hommage à la couleur du sang.
Ici, le corps humain, séché et roide, ramené au squelette, évoque le processus de momification naturelle de dépouilles ancestrales amérindiennes, repliées en position foetale, recouvertes de plusieurs mantos jusqu’à disparaître sous ces recouvrements, formant de fardeaux funéraires. Les figures anthropomorphes et chimériques de Benoit Huot sont bien en effet lestées de fardeaux humains, mais le sculpteur, par la configuration choisie, à l’inverse de l’esprit du rituel funéraire, propulse la figure humaine en avant, en l’air, comme dans un train fantôme.

Benoit Huot joue des registres, traque les formes ambiguës de la matière qui vont tout d’un coup rendre fortement sensible le moment de bascule de l’inanimé à l’animé. A la recherche du déplacement du point de perception, et du moment de décharge émotionnelle, Benoit Huot modèle et assortit, peint, repeint, recouvre. Jusqu’au moment de trouble. L’ oeil rouge a cillé ? Ca n’a pas bougé à l’intérieur ? L’animal-idole, l’hydre folklorique, a durci, il a été recouvert, il s’est minéralisé, mais cette statufication, à travers le devenir-parure du corps, paradoxalement rend visible une âme, une âme corporifiée. La bille de l’oeil de l’idole, comme une sorcière placée là par Benoit Huot, reflète notre propre oeil à l’affût de l’esprit de la terre, qui retient et comprend l’esprit des morts.

Benoît Huot réinvente le fil du temps à l’aide de ses créatures-fétiches qui semblent venir d’Afrique ou d’Océanie. Quelles stèles funéraires exhume-t-il là au jour le jour de son imaginaire ? Il invente l’homme de Montivernage, venu d’immémoriales dynasties, ouvreurs de chemins, bêtes fabuleuses qui manifestent des puissances surnaturelles, tout un monde occulte que l’artiste fait affleurer jusqu’à nous.

Créatures fondatrices d’on ne sait quel clan puissant et guerrier en même temps qu’immensément féminin, matriarcal peut-être, lignée de maternités archaïques veillant sur des chars funèbres où se décomposent d’artistiques et effroyables charognes. Corps intemporels datant d’avant les débuts du temps, quand le paradis était encore ouvert, la parole ininventée, la frontière encore floue entre les hommes et les bêtes. Créatures donc, auxquelles l’artiste donne vie avec toiles, goudrons, vernis, rubans, mannequins, fer forgé, miroirs, bouts de bois, cordages, têtes d’animaux naturalisées, fleurs et chardons séchés, os de bêtes, guirlandes lumineuses ; il assemble, colle, coud, et peu à peu formes et couleurs issues de ce voyage poétique et violent donnent naissance, clarté, lumière et vie paradoxale à ces leçons de ténèbres qui célèbrent les noces de l’immémorial et de l’éphémère.

Fétiches dignes de figurer dans un musée des arts premiers : oeuvres d’un authentique primitif atypique qui se cache parmi nous, retrouvant chaque jour d’anciennes voies de communication avec l’invisible.

Alors là, dans ce village montagnard et forestier, où il travaille, advient cet étonnement des vieillards comme des enfants, cet effroi devant l’énigmatique char funéraire d’on ne sait quel Roi échappé d’Homère ou de Borges, et cependant si présent, si puissamment charnel là devant eux, et chaque spectateur a des gestes d’admiration et de terreur mêlées, face à la mythique dépouille dans son sarcophage et les terribles gardiennes familières et solennelles, couvertes de fétiches pour les rituels et la magie, qui, dans la traversée de cette nuit des temps, l’accompagnent.

Tout autour, la montagne, silence et solitude, les arbres fantomatiques dans la brume mouvante du petit matin. Tout, là, dit le double mystère de la genèse du monde et de notre destination de ténèbres.